Haine maternelle
13 crimes en Loire-Atlantique
Haine maternelle, publié chez 3E éditions, au prix de 3,99 euros en e-book et 10 euros en livre broché.
Un livre où on s’immerge dans le crime, l’exceptionnel et le quotidien.
Tout commence au bord de la mer, dans une région réputée paisible, qu’un homme va réveiller. Homme oui, criminel absolument.
Le pas vif, Jules Grand longe la grande côte qui s’étend à l’ouest du Pouliguen. La température est encore douce pour cette semaine de Noël. Un fort coup de vent de sud-ouest pousse rapidement les nuages qui ne donnent pas encore de pluie. Grand éprouve le besoin de se frotter de plus près à la colère des éléments, il se rapproche de la grève. Le bruit lourd des vagues se fracassant contre les rochers de la baie de la Bonne Vierge devient assourdissant, les embruns atteignent maintenant son visage. Loin de refuser la confrontation, il fait face au vent, se rapproche encore de l’océan. Pour éviter de se faire asperger, il est maintenant obligé de se déplacer au gré de l’arrivée des trains d’eau. Aux aguets de chaque mouvement de l’océan, il anticipe la vague et évite à chaque fois la langue liquide qui cherche à l’atteindre. Il est fier de son pied sûr qui lui permet de sauter rapidement de rocher en rocher sans jamais glisser. Il est plus fort que le vent et les flots, il est Jules Grand.
Pour prouver sa puissance, il se plante face à l’océan sans bouger, bombant la poitrine comme s’il s’offrait à un peloton d’exécution. Les vagues s’écrasent sur sa droite et sur sa gauche sans le toucher. Seuls les embruns humidifient son visage. Il ne craint rien, il est invincible ;
En remontant le chemin côtier, la peau de Grand se tire et des picotements lui parcourent le visage. Sous l’effet du vent et des embruns, ses lèvres et sa moustache se sont chargées de sel. S’il est un peu dégrisé, son sentiment de puissance n’a pas disparu. Rien en peut s’opposer à lui, il n’a peur de personne. Quand il voit le curé Pierre Ripoche qui part à la chasse le fusil sur l’épaule, il ne cherche pas à l’éviter. Crânement, il passe près de lui, lui adresse un vague salut, et continue son chemin vers le Grand-Fol où il réside, sans dévier, sans chercher à cacher la route qui mène à son repaire.
S’il a été condamné à mort, Grand sait que personne ici ne connaît son visage. Son crime, il l’a commis à Grasse, durant son incorporation à l’armée. Déjà, à dix-sept ans, il avait échappé à la prison en prenant 8 mois avec sursis au tribunal d’Aix-en-Provence, pour avoir tiré plusieurs coups de revolver sur un camarade qu’il avait légèrement blessé. Cet épisode lui avait valu d’être incorporé en 1906 dans le 23e bataillon des chasseurs alpins, un corps semi-disciplinaire. Dès le premier jour, son capitaine entendit parler de lui. Une Italienne lui avait demandé d’ordonner au soldat Grand d’épouser sa fille qu’il avait séduite, puis déshonorée en la mettant enceinte. L’insistance du capitaine fut faible. Grand ne répara pas. À part une bagarre avec un autre soldat, le capitaine n’entendit plus parler de lui. Tant bien que mal, le soldat Grand s’était adapté à la vie militaire, bien que son caractère solitaire souffrît de l’autorité et d’un cadre de vie trop réglementé.
S’il fréquentait peu ses camarades, Grand aimait sortir en ville. Pour satisfaire une maîtresse dépensière, il avait toujours un pressant besoin d’argent. Il s’en procurait par des petits trafics et des vols. En juin 1908, il pénétra dans le bureau de la cantinière et y vola de l’argent et du vin. Pour éviter qu’une fouille le dénonce, il avait caché son butin dans une grange. C’est en allant le reprendre, quelques jours après, qu’il avait été surpris par le caporal Ferminier qui le surveillait ; le doute pesait déjà sur lui. Pour s’enfuir, Grand avait tué le caporal. Les gendarmes, alertés, s’étaient immédiatement lancés à sa poursuite. Ils l’avaient rattrapé et capturé. Grand fut traduit en Conseil de guerre. Sachant ce qui l’attendait, il accusa des camarades, puis joua la folie. Si personne ne fut dupe, même à l’armée il était nécessaire d’instruire sans rien négliger, on l’emmena à l’hôpital militaire où le médecin aliéniste le déclara « ni aliéné, ni déséquilibré, ni alcoolique, ni épileptique, ni hystérique… » Bien sûr qu’il n’était pas fou, il était même plus intelligent que les gradés, puisqu’il savait que dans l’hôpital ses possibilités d’évasion étaient plus grandes ! La nuit, entre deux rondes, il utilisa un des barreaux de fer de son lit pour creuser un trou dans le mur extérieur. Il masqua l’ouverture par une table de nuit et descendit du deuxième étage au premier en utilisant une corde de draps. Il atterrit dans la chambre d’un officier d’où il sortit le plus tranquillement du monde. Content de son coup il s’en vanta dans une lettre à sa maîtresse, dans laquelle il se moquait de l’imbécillité des militaires qui l’avaient cru fou !
Sa fuite le dirigea, le 4 octobre, vers le café de Peymeinade où, à court d’argent, il poignarda Valentine Giraud, une jeune cabaretière, pour puiser dans la caisse. Le patron étant arrivé à temps, on sauva la jeune employée. Grand échappa aux gendarmes à sa poursuite, en tirant sur eux ; il en blessa un à l’épaule. Déclaré déserteur, c’est par contumace que le Conseil de Guerre de Marseille condamna Jules Grand à mort le 24 mai 1909 pour assassinat, tentative d’assassinat et vol. Depuis, on le recherchait activement dans le sud de la France.
Lui, après un court détour par Marseille et Martigues, avait fui vers la côte atlantique, Bordeaux d’abord, puis Nantes et Le Pouliguen maintenant. C’est dans le train qui le menait de Nantes à Saint-Nazaire qu’il avait décidé de prolonger son trajet jusqu’à la gare de La Baule. Il avait été convaincu de la justesse de son choix par l’affiche des chemins de fer d’Orléans qui montrait les luxueuses villas de Pornichet, La Baule et le Pouliguen, et surtout par la conversation qu’il avait eue avec un voyageur qui lui parlait de l’insécurité grandissante : « Vous les citadins, vous savez qu’en vous mettant à la fenêtre et en appelant à l’aide, vous aurez vite fait de créer un attroupement et que la force publique elle-même viendra à votre secours. Mais à la campagne, c’est bien différent, les voisins sont souvent loin et même s’ils sont proches, après neuf heures, on s’enferme, on ne sort plus, surtout en hiver. Vous pouvez crier, vous ne serez pas entendu. »
Arrivé au Grand-Fol, Grand oblique vers Ker-Elvé, la belle villa au bord de la mer qu’il a réquisitionnée. Pour entrer, il passe par-derrière, enlève le madrier qui maintient fermé le volet de la fenêtre qui sert d’entrée, et pénètre chez lui. Cette maison, il l’a fait sienne. Son vrai propriétaire, Denaud qui habite Cholet, ne vient qu’aux beaux jours. Ce n’est pas la première villa que Grand a cambriolée, lorsque le train l’a déposé à La Baule début décembre. Seulement cette grande villa, près d’un grand Christ en croix, l’a tout de suite séduit. Face à la mer, hors des chemins fréquentés, légèrement surélevée pour une bonne observation, elle lui offre un refuge parfait. Il a verrouillé la grande porte d’entrée. Un système de cordes, partant de la porte principale et de la fenêtre de la cuisine, vers un arrosoir plein d’eau posé en équilibre, lui sert de système d’alarme en cas d’intrusion.
Sa promenade au grand air lui ayant donné faim, Grand se met à plumer deux poulets et un canard. Il les a volés chez Loday, le boulanger du Pouliguen. Il avait repéré les lieux plusieurs fois et l’avant-veille, vers deux heures du matin, il a franchi la clôture de fer du jardin, fracturé la porte du poulailler pour repartir avec une douzaine de volailles. Maintenant il les plume pour préparer son festin de Noël. S’il n’a personne avec qui partager cette fête, il veut se faire plaisir avec un bon repas : à vingt-quatre ans, il a bon appétit. Sa corvée accomplie, Grand monte dans sa chambre, allume une lanterne à pétrole, sans aucun risque d’être vu ; la pièce donne sur la mer et il a pris la précaution de calfeutrer la fenêtre pour ne laisser passer aucune lumière. Ce soir, il choisira de lire : La bête humaine de Zola. Il s’endormit au moment où Jacques Lantier, après avoir entendu le récit du meurtre auquel sa maîtresse Séverine a participé, voit dérouler dans sa tête des images qui l’empêchent de dormir : « Le couteau entrait dans la gorge d’un choc sourd, le corps avait trois longues secousses, la vie s’en allait en un flot de sang tiède, un flot rouge qu’il croyait sentir lui couler sur les mains. Vingt fois, trente fois, le couteau entra, le corps s’agita. Cela devenait énorme, l’étouffait, débordait, faisait éclater la nuit. Oh ! donner un coup de couteau pareil, contenter ce lointain désir, savoir ce qu’on éprouve, goûter cette minute où l’on vit davantage que dans toute une existence ! »
Affalé dans un fauteuil, Grand apprécie cet après-midi de Noël, quoiqu’il se sente un peu lourd : il a trop mangé. Trop bu aussi. Il a accompagné son poulet et ses pommes de terre de deux bouteilles de saint-émilion, pour terminer sur deux verres de liqueur et des biscuits nantais au champagne. Il s’est approvisionné au « café des Marsouins », l’établissement de Tellier, qu’il a cambriolé la nuit du 19 décembre. La porte du café avait résisté aux coups de levier qu’il avait exercés avec sa barre de fer. Il avait finalement réussi à pénétrer dans la boutique en arrachant les gonds de la porte de la cuisine qui donnait sur l’arrière. Il était en sueur après cet exercice, mais le butin en valait la peine : quatorze bouteilles de liqueur, neuf de champagne, quatre de saint-émilion, douze bougies, des allumettes, du sucre, du vinaigre, neuf de boîtes de conserve, des biscuits nantais… de quoi passer un bon réveillon. Deux tours lui furent nécessaires, un panier dans chaque main et un sac d’alpiniste sur le dos. Bien pratique ce sac, il l’avait chapardé dans le chalet « Les korrigans » qui appartenait à Carrouget, un directeur d’école de Neuilly-sur-Seine. Pour ce chalet-là, avec tous les livres d’école qu’il avait emportés, il lui avait fallu deux tours également.
Grand aime bien les livres d’école ; il prend particulièrement plaisir à lire les histoires qui accompagnent les leçons de morale. Bien que la sexualité ne soit jamais abordée dans ces livres, il sait que ce qu’il va faire maintenant n’est pas bien. Il ne peut cependant étouffer le désir qui monte en lui. Il en connaît l’origine, la petite bergère. Depuis trois jours, il passe ses après-midi à l’observer. Il l’a découverte en faisant son tour d’observation dans le grenier. Sur toutes les faces de la toiture, il a fait sauter quelques ardoises à hauteur de sa vue. Il a ainsi une vision parfaite de ce qui se passe autour de lui, sans risque d’être vu… Au nord, il avait l’habitude voir le champ avec la petite cabane toujours vide. Et puis elle était venue avec ses moutons mercredi dernier. Le premier jour, il s’était simplement assuré que ce n’était pas une menace pour lui. Le deuxième, il l’avait détaillée. Il était même sorti pour l’attendre sur le chemin afin de la voir de plus près. Elle était jeune, une quinzaine d’années ; sa poitrine pointait à peine sous son corsage. Son visage, ni laid ni joli, était très expressif. Elle dégageait une grande joie de vivre quand elle souriait. Son regard restait cependant farouche. Un charmant petit animal sauvage, pensa Grand, sûrement vierge. Il le lui fallait. Le soir même, il avait fracturé la porte de la petite cabane avec une idée derrière la tête.
L’esprit un peu embrumé par l’alcool, Grand se lève prend sa longue-vue qu’il a dérobée dans la villa Sénaphon, toute proche de son repère, et monte dans le grenier. La petite tricote près de la cabane. Elle est absorbée par sa tâche. Une fille sérieuse, se dit Grand. Il focalise bien sa longue-vue sur la jeune fille, la stabilise contre le rebord d’une ardoise pour une longue observation. Il remarque que lorsqu’elle s’arrête de tricoter, machinalement elle presse les deux mains contre les côtés de sa poitrine. Un geste rapide et spontané. Cela excite fortement Grand. Il déboutonne son pantalon, enveloppe son sexe de sa main. Les tressautements de la lunette qui fatigue sa vue, ne l’empêchent pas d’éjaculer au troisième effleurement de la poitrine qu’il surprend.
Grand reste un peu hébété. Il se sent mieux. Il remet de l’ordre dans sa tenue, range sa longue-vue, se lave plusieurs fois les mains. Sa décision est prise, il va assouvir complètement son désir.
Et Jules Grand va tuer et tuer encore. Son procès se déroulera à Nantes dans une effervescence nationale. Le criminel qui a fait trembler Loire-Atlantique et Vendée est fier de lui. Il jouera le fou… En vain. Il sera exécuté.
Pour cette exécution, Anatole Deibler s’accorda un satisfecit ainsi qu’au condamné : « Grand a montré du courage. Il est mort dignement. Pourtant quand je lui faisais la toilette, il tremblait sur son escabeau, je l’ai bien senti. » Un journaliste commentera : « Il a eu le courage des criminels qui savent qu’on les regarde et les guette. C’est un triste courage fait de honte et de vanité. »
Haine maternelle, publié chez 3E éditions, au prix de 3,99 euros en e-book et 10 euros en livre broché.