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Le juge de Dieu

Nicolas Rémy, ses sorciers et ses sorcières

En ce temps-là sévissait la peste, une maladie extrêmement transmissible entre les hommes et avec des animaux, par la respiration, le contact, tous les échanges.

Pour s’en prémunir, la noblesse mettait déjà des masques sur le visage. On utilisait aussi les parfums, qui avaient pour objet de repousser les puces, vecteurs du mal, loin des hommes.

Eh oui, même les animaux attrapaient la peste.

Dès qu’on annonçait un cas de peste, tout le monde fuyait. Pour échapper à la peste, les riches s’éloignaient des villes et s’isolaient à la campagne, moins touchée.

Le juge Rémy avait très peur de contracter la peste, mais il comptait la vaincre, son moyen : accuser et brûler les sorciers. Pour lui, ils étaient les agents de Satan, celui qui voulait la destruction du monde et qui propageait la maladie criminelle.

On parlait de la fin du monde. Dans sa grande bonté, Dieu avait créé le monde beau, mais l’esprit du mal qui s’était rebellé contre lui, visait à se l’approprier pour le soumettre et l’avilir.

La peste était considérée comme un mal absolu. Porteur de mort. Et de fait, les cadavres jonchaient les rues dans toute l’Europe et plus encore.

À cause de la maladie, des gens perdaient leur emploi, la pauvreté déjà répandue augmentait, les miséreux redoublaient de ville en ville à la recherche d’un morceau de pain.

Les intellectuels cherchaient la cause profonde de cette maladie, qui décimait l’homme. De façon générale, leur conclusion était que Satan complotait contre l’œuvre divine. Donc, il fallait lui barrer la route.

Le juge Rémy, d’une foi inébranlable était sûr de lui, sûr de son savoir et de fait, il était brillant et très instruit. Il connaissait plusieurs langues, habitué aux textes anciens, bibliques ou païens, il pouvait vous éblouir des heures durant. Il n’hésitait pas à réciter des passages entiers de l’Ancien Testament ou de pièces antiques.

Paradoxalement, c’est cet érudit qui va propager l’obscurantisme le plus total, à savoir que les sorciers et surtout les sorcières agissaient contre l’homme, la créature divine.

Les sorciers et sorcières qui étaient-ils ? Il s’agissait le plus souvent d’êtres sans défense, de pauvres hères, vieillards souvent, misérables et journaliers… Ils étaient pauvres, ils étaient sales, donc, ils étaient obligatoirement coupables. Dans leurs beaux atours, les riches, eux, reflétaient le ciel.

Comme les animaux attrapaient la peste, ils devenaient aussi suspects. Et toujours dans la même démarche, les animaux sales étaient désignés comme suppôts des sorciers, du Diable. Oui, outils du Diable, notamment les porcs, surtout si en plus ils étaient noirs.

Les temps ont évolué, les malades sont désormais soignés, autrefois, ils étaient brûlés, le feu purifiant tout, sorciers et sorcières montaient aux bûchers.

Mais les vieux démons ne demandent qu’à ressurgir. Ce récit du juge Rémy entre brutalement en résonance avec l’actualité.

Le coronavirus suscite autant d’interrogations que la peste jadis. Alors qu’hier le grand comploteur était le Diable, aujourd’hui l’organisateur du complot visant à détruire des hommes se trouve du côté des laboratoires pharmaceutiques, ou encore de scientifiques fous relayés par des politiques véreux…

Qui a amené le Covid-19 ? C’est ce que se demandent certains. Mais le seul fait de poser la question suppose qu’il y a une réponse, un coupable. Si le coronavirus existe bel et bien, il y a, se disent les interrogateurs, obligatoirement un coupable qui l’a répandu chez les humains. Derrière tout ça, il y a la recherche d’un bouc émissaire.

Comment mettre un terme à ces inepties ?

Les absurdités ne nous guériront pas de la maladie. À la patience indispensable, on oppose des réponses simplistes, stupides.

Comment nos sociétés, qui évoluaient certes plus ou moins bien, mais qui progressaient cependant, en sont-elles devenues à nourrir autant de haine ?

La peur de la mort, la peur de la misère, qui est fautive ?

L’humanité a besoin de discours cohérents, justes et adaptés, sinon nous basculerons dans l’illogisme, dans l’inhumanité.

Le monde ne se divise pas entre le mal et le bien, comme au temps du juge Rémy.

En témoigne cet extrait du « Juge de Dieu », illustrant l’idéologie du juge Rémy. Il se passe dans la petite ville de Charmes, dans les Vosges.

Charmes

La peste sévissait en Lorraine, elle faisait de tels ravages que, dans la ville de Châtenois, on jetait les cadavres sur des charrettes, il y en avait partout !

Pour échapper à l’épidémie, le juge Rémy s’était mis au vert dans sa maison de campagne à Charmes, sa ville natale. C’était une vaste demeure, avec un imposant salon, et une cheminée géante. C’était l’hiver et elle ronflait avec une bûche de la taille d’un tronc d’arbre.

Le juge Rémy avait installé son bureau non loin, sur lequel il rédigeait son futur livre, une compilation de ses discours. Voulant oublier l’épidémie, il y passait le plus clair de son temps.

Dans sa retraite, il avait recueilli Giovani Mercati, un moine italien, en apostolat dans la région, avec qui il avait des discussions qui se prolongeaient tard dans la nuit, à la lueur d’un majestueux candélabre.

Cette fin de soirée, chacun d’eux était assis dans un fauteuil moelleux, où le moine disparaissait presque tant il était petit. Entre eux, il y avait une console sur laquelle reposaient un verre d’alcool et une bouteille bien entamée.

Les deux hommes se parlaient en latin, qu’ils maîtrisaient l’un et l’autre à la perfection.

Le juge était en train de lire son dernier poème à haute voix. Le moine fermait les yeux pour mieux s’en imprégner. Les deux hommes se comprenaient. Le poème s’arrêta, le juge Rémy attendait l’appréciation, pas trop sûr que sa dernière œuvre ait plu.

— Dites-moi, soyez franc, comment le trouvez-vous ?

En minaudant, Giovani roucoula de flatterie :

— Ma-gni-fique !

Giovani Mercati était un moine tout en rondeurs. Quand il écoutait ou réfléchissait, il posait ses deux mains jointes sur son ventre rebondi sous la bure. Chez Nicolas Rémy, il était heureux, il y bénéficiait du gîte et du couvert et était de surcroît à l’abri de cette maudite peste.

— Franchement, mon cher Nicolas, comment arrivez-vous à cumuler tant de choses, un livre, des poèmes, et votre chasse aux sorcières qui vous accapare tant ?

— La composition de poèmes et la rédaction de mon livre adoucissent mon séjour en isolement, car, à dire vrai, j’ai hâte de reprendre mes activités de juge de Dieu.

— Pourquoi tant de hâte ?

— Vous oubliez qu’on ne peut pas perdre de temps, les sorcières veulent détruire l’œuvre du Créateur.

— En ont-elles le pouvoir ?

— Elles envoient des sauterelles, la foudre, la grêle, tout est possible de la part de ces suppôts du Diable.

— Oh, avec la peste qui ravage le pays, elles sont certainement calmées.

— Je suis persuadé que non. À l’instant où je vous parle, je suis convaincu qu’il y en a qui font rôtir des chats.

— De faim, sûrement.

— Non, non, les chats rôtis ne coupent pas la faim, je le tiens de source sûre. Dans leurs sabbats, elles en font cuire et les participants à ces repas ont toujours faim.

— Nous sommes des gens instruits, vous comme moi, nous savons qu’il ne faut pas ajouter foi aux rumeurs.

— Retenez bien ceci, je ne condamne pas sur la foi de rumeurs.

— Ces chats rôtis sont des contes qu’on raconte le soir quand la neige tombe…

— Vous dites ça sur un ton !… Doutez-vous des sabbats de sorcières, vous savez que c’est une hérésie ?

Giovani Mercati baissa la tête, la tonsure du crâne apparut. Il craignait Nicolas Rémy, le juge était puissant, il traversait toute la Lorraine en grandes enjambées de bûchers… Il se tut !

— C’est ça, vous en doutez ?

— Le doute n’est-il pas le premier atout de la foi ?

— Moi, je ne doute jamais. Et je sais, pour l’avoir entendu de la bouche même des sorcières, que ces sataniques, le mercredi soir ou le samedi soir, s’enduisent les cuisses d’une crème spéciale, et ensuite, elles enfourchent un balai pour se rendre à ces réunions maudites.

— Mais, Nicolas, excusez-moi de vous dire ça, pourquoi dans la Bible on ne mentionne à aucun moment ces sabbats ?

— Parce que les athées sont venus bien plus tard. Il n’en manque pas chez les sorcières.

— Le démon serait-il plus actif de nos jours ?

— Je le pense en effet. Aujourd’hui, on est arrivés à un tel point de démonolâtrie que les démons couchent avec les humains.

— Tiens donc, et cela donne du vent.

— Pas du tout, cela engendre des sorciers et des sorcières. Les sorciers et les sorcières sont la progéniture des incubes et des succubes.

— C’est-à-dire ?

— Les incubes sont des démons mâles qui couchent avec les femmes. Après, non seulement elles enfantent des sorciers, mais elles sont elles-mêmes changées en sorcières.

— Et les succubes seraient les démons femelles ?

— Absolument. Elles pervertissent les hommes.

Giovani Mercati aimait les femmes, cette haine du sexe faible chez son hôte le faisait fixer le feu de la cheminée, il marqua un temps, puis osa dire d’une voix mielleuse :

— Avez-vous un moyen de les mettre à jour ?

— Oui.

— Quoi ?

Le juge Rémy sentit une pointe de scepticisme dans la question.

— Eh bien, eh bien… Je commence par m’en préserver. On se protège en faisant le signe de la croix et en disant un Notre père. Je prie ainsi tous les matins, quand je confie ma journée au Seigneur.

— Oui, mais cela ne m’explique pas comment vous reconnaissez les sorciers et les sorcières.

— Il suffit souvent d’observer, mieux encore, de recueillir le témoignage des gens. Les sorcières récupèrent les restes des bûchers. Pour leurs sortilèges, elles se servent non seulement des cadavres, mais aussi de la corde, des liens, des poteaux, des clous récupérés sur les bûchers éteints. Tout ceci ne passe pas inaperçu et, heureusement, il se trouve toujours un bon paroissien pour les dénoncer.

— Je remarque que vous dites souvent sorcières et rarement sorciers, pourquoi ?

— Oh, c’est juste un constat. La lie de la sorcellerie se recrute surtout dans le sexe faible de jugement, ce sexe se protège et se défend moins bien contre les pièges du démon.

— Mais vous qui les traquez, Nicolas, si elles sont bien les agents de Satan, ne craignez-vous pas leurs malédictions ?

— De leur part, ce serait de mauvaises malédictions, mais je vous rappelle qu’il y en a de bonnes. Prenons l’Évangile, Jésus, qui avait faim, s’était approché d’un figuier et n’y avait trouvé aucun fruit : par sa malédiction, il condamna l’arbre à une stérilité sans fin… Saint Paul, lui-même, frappa le magicien Blymée de cécité. Avec l’aide de Dieu, j’inflige aux sorcières de sévères, mais justes, malédictions.

— Votre expérience vous donne des atouts, c’est sûr, ainsi que votre immense culture, mais tout de même, à quoi reconnaissez-vous à coup sûr une sorcière ? Ce sont des loups-garous ?

— Il y en a, en effet.

— Quel est le but du Diable dans tout ça ?

— Il veut détruire la création, faire chanceler la foi. Il est capable de tout. Les démons ont une technique qui suscite le trouble dans les esprits humains. Avec ruses et fourberies, ils projettent dans leur imagination toutes les figures, couleurs et formes qu’ils souhaitent et font surgir devant eux des visions et des apparitions. D’où l’homme-loup.

— Finalement, le loup-garou existe ou pas ?… Si le Diable roule les sorcières, en quoi sont-elles responsables ?

— La faute des sorcières peut se limiter à l’état d’intention, de projets ; il n’en reste pas moins qu’ils sont conçus par des esprits criminels.

— Juste l’intention ?

— Oui.

— Elles sont quand même coupables ?

— Oui, parce qu’elles sont d’une grande perversité. À cause d’elles on a des orages, des moissons saccagées, la foudre qui détruit les arbres fruitiers. Les sorcières nourrissent de vilaines pensées et invoquent le Diable des pieds et des mains pour que cela se produise, jusqu’à provoquer la dévastation de territoires entiers. Il faut, comme le dit saint Basile, les arrêter par le feu.

— La sorcière peut-elle être absoute ?

— Jamais, jamais, jamais !

Surexcité, le juge Rémy tapait son verre vide sur la console. Pour se calmer, il se leva et alla vers son buffet pour prendre une bouteille pleine, puis il resservit son hôte ainsi que lui-même.

— Mais, Nicolas, où est la rédemption dans tout ça ? Et la rémission des péchés par la confession ?

— Non, Giovani, face au démon, il ne faut aucune pitié. Seul le feu est rédempteur.

— Comment est-ce possible, les sorcières ne deviendraient-elles plus des créatures du Seigneur dès lors que le Diable les contacte ?

— À partir du moment où un individu est envahi par Satan, il ne peut pas être pardonné. Il ne peut pas s’en libérer.

— Et la miséricorde, qu’en faites-vous, Nicolas ?

— Je vous arrête tout de suite. Est-ce que Jésus était miséricordieux envers Satan ? En dépit de tout, voici ma démarche et elle est guidée par Dieu : je fais arrêter tous ceux qui sont infectés par la souillure de sorcellerie.

— Vous êtes au cœur de cette lutte de titans, ne craignez-vous pas que Satan vous détruise ? Il est puissant.

— Dieu procure une autorité, hors de toute atteinte, à ceux à qui il confie son pouvoir sur terre. Il les fait participer au privilège et à l’honneur de son nom, les appelant dieux comme lui. Dieu veut qu’ils soient sacro-saints, et qu’en vertu de leurs charges et fonctions, ils soient à l’abri des maléfices des sorcières.

— Me voilà rassuré pour vous et votre œuvre ! À propos de maléfices, je me suis laissé dire qu’on trouve des guérisseurs chez les sorciers ?

— Oui, les sorcières font macérer un mélange de fiel de bœuf, de lupin et de fougères, auquel elles rajoutent d’autres ingrédients qu’elles tiennent secrets.

— Peut-on en conclure qu’elles arrivent à guérir des malades ?

— De fait, les sorcières pratiquent aussi bien l’empoisonnement que la guérison.

— Alors, sont-elles si coupables que ça ?

— Absolument, car si on fait le bilan des œuvres des sorcières, ce qui domine c’est le mal.

— En y réfléchissant, choisir le Diable qui est mauvais, au lieu du Christ qui n’est qu’amour, c’est aberrant !

— Les sorcières, en fait, sont vénales. Le Diable leur promet des richesses et l’être humain veut devenir riche.

— Mais, Nicolas, si vous avez en face de vous une femme qui soigne les malades, comment pouvez-vous être sûr de ne pas vous tromper ?

— Oh, c’est facile ! lorsqu’on la torturera on trouvera peut-être des marques de Satan. Si, quand le bourreau s’acharne avec un poignard sur une de ses verrues, la femelle ne crie pas, c’est que le Diable a pris possession d’elle ; car, pour prouver que cette créature lui appartient, Satan a rendu insensibles certaines parties de son corps… De toute façon, lors de mes interrogatoires, je me fais mon opinion, avec ou sans points d’insensibilité, je les brûle.

— C’est une garantie, en effet. Mais tout le monde sait que le Diable est hideux, comment peut-il attirer des adeptes alors que Jésus, Marie et tous nos saints sont si merveilleux !

— Oui, le Diable a un visage horrible, il est difforme et ses mains et ses pieds sont contrefaits comme les rapaces. C’est pourquoi nous reconnaissons, tout de suite, sa face répugnante dans les monstres qu’engendrent les sorcières. Tout bébé mal formé à l’accouchement ne peut être que le produit des œuvres de Satan, il faut donc l’éliminer dès sa naissance.

— Si je comprends bien un homme ou une femme de toute beauté est à l’abri du bûcher.

— Non, personne n’est à l’abri ! Il ne suffit pas au démon de présenter son spectre sous la forme d’un personnage honnête et de bel aspect pour me jeter de la poudre aux yeux et me rouler. D’ailleurs, le démon tient fréquemment aussi des propos sur la manière de mener une vie de piété, dans la religion et la prière. C’est un comédien.

— C’est à n’y rien comprendre.

— Figurez-vous, Giovani, que sous le pontificat de Célestin, en 438, d’après Sabellicus et Platina, Satan prit en Crète la forme de Moïse et assura aux Juifs qui habitaient sur cette île qu’il les ramènerait à pied sec sur la terre promise. Ceux qui écoutèrent Satan furent engloutis par les eaux.

— Comment faire la part du feu ?

— Dieu me guide, Il est toujours présent en moi.

— Tout de même, vous ne m’enlèverez pas de l’idée que les fidèles qui font des pèlerinages sont de braves gens. Des âmes de bonne volonté.

— À Metz, j’ai vu un curé se plaindre qu’on ait arrêté sa meilleure paroissienne. Après enquête, on s’est aperçu que c’était bel et bien une sorcière. Il faut que vous sachiez que la plupart des femmes qui ont été reconnues coupables du crime de sorcellerie ont toujours, et toutes, dissimulé leurs crimes derrière une piété feinte et mensongère.

— Que penser des fidèles qui se mortifient ? Eux au moins sont des saints.

— Quand j’étais à Mirecourt, une grande cité des Vosges où j’occupais la charge de Lieutenant général, il y avait un individu qui se fouettait nu devant tout le monde et qui vivait des pièces qu’on lui tendait. C’était un sorcier, je l’ai fait flamber.

— Votre tâche est lourde, Nicolas.

— Heureusement, il y a des points qui ne trompent pas, ainsi la propreté. L’odeur des démons est reconnaissable, ils puent.

— Et la couleur noire, non ?

— Ah oui, je fais brûler tous les animaux noirs des sorcières, afin de les détruire à jamais. Nous avons d’ailleurs une preuve indiscutable : dans leurs sabbats, le grand bouc est noir !

— On en raconte des choses sur les sabbats ! Ce serait donc vrai ce qu’on dit, que les sorcières y vont en enfourchant des balais ?

— Pas seulement, à dos de chaise aussi, et même elles s’envolent sur le dos d’animaux noirs, comme des cochons.

— Comportement diabolique, je le reconnais volontiers.

Giovani Mercati commençait à avoir des gargouillis dans l’estomac, toute cette discussion philosophique le fatiguait. Mais rien ne pouvait arrêter le juge Rémy.

— Satan guide les sorcières et je n’ai jamais réussi à découvrir le lieu d’un sabbat à temps pour l’empêcher. N’oublions pas que le Diable est meurtrier, menteur, voleur, dévastateur, traître, persécuteur.

— Permettez-moi, Nicolas, une question, j’ose ?

— Allez, j’écoute !

— Ces sabbats, c’est sûr que ça existe ? Je me suis laissé dire que la nourriture du soir ferait rêver les femmes et leur donnerait des illusions…

— Certes, la nourriture trop épicée, des châtaignes, des fèves, des choux, certains champignons, favorisent les cauchemars, mais trop de témoignages concordent et confirment que les sorcières mettent un traversin à leur place dans le lit conjugal pour tromper leur mari et, après, elles s’envolent vers l’assemblée diabolique.

— Ces sabbats, voyez-vous, ça me fait penser à des fêtes païennes.

— Je vous l’accorde, ces démons adorent non seulement Satan, mais aussi la lune et je ne sais quoi d’autre encore.

— Ces sabbats se tiennent toujours la nuit ?

— Absolument, au chant du coq tout s’arrête. Et ça remonte à loin. Quand Apollonius raconte, au sujet de l’ombre d’Achille apparue sous ses yeux, le miracle qu’il a vu se produire, il précise qu’Achille a disparu dès qu’on a entendu les coqs chanter. Téléphion de Milet, qu’on avait chargé de garder une dépouille mortelle à Larissa contre les embûches des sorcières, témoigne que l’une d’elles s’est montrée sous la forme d’une belette qui s’est sauvée dès qu’un coq s’est mis à chanter. C’est quelque chose comme ça qui se passa lors de la naissance de Mathieu le Grand, vicomte de Milan. Pour éloigner les sorcières, on fit chanter les coqs toute la nuit. Aussi a-t-on appelé l’enfant, Galéacius.

— Revenons au sabbat, qu’est-ce que les sorcières vous en ont dévoilé ?

— Eh bien, que la foule s’y précipite.

— La foule ?

— Absolument. C’est la débauche totale avec des chansons diaboliques, des danses lascives, des tambours et des trompettes hurlantes. Et les sorcières dansent jusqu’à l’épuisement, dos à dos.

Giovani Mercati poussa un oh ! d’étonnement. C’était pas Dieu possible, ce juge Rémy haïssait tout ce qui était bon dans la vie.

— La vie est l’œuvre du Créateur. Salomon jouait de la musique…

— Oui, mais les sorcières tournent à gauche.

— Ah !

— Dans ces réunions, le sel et le pain sont bannis.

— Sait-on pourquoi ?

— Selon Pythagore, le sel est une matière pure ; de plus, il sert au baptême pour consacrer le croyant au Christ, c’est pourquoi le Diable le hait. Le sel est la marque du Seigneur.

— On raconte, mais que ne dit-on pas qu’on mange de la chair humaine lors de ces sabbats ?

— Oui, et c’est une vieille tradition qui remonte au culte de Bacchus. Ses adeptes mangeaient de la chair humaine nous rapporte Plutarque dans les vies de Pélopidas. C’est justice que de tuer les adorateurs du Diable.

— Vous jugez des sorcières, mais tout ce que vous connaissez du Diable, ce n’est que ce qu’elles veulent bien vous dire, murmura Giovani Mercati en soulevant machinalement les épaules…

— Détrompez-vous, Giovani, j’ai vu de près les méfaits du Diable. À l’époque où la peste ravageait Toulouse, en 1563, je me trouvais à Auch, à Saint-Abel, la cathédrale de la ville. La nuit, avec des amis, nous jouions pour passer le temps et apaiser nos angoisses. Et là, le démon est venu nous perturber, il jetait des pierres contre la porte ; bien que nous l’ayons verrouillée, nous avions très peur. Aussi avons-nous prié. Et quand les cloches de l’église se sont mises à sonner, tout s’est arrêté.

— Le Diable n’aime donc pas les cloches ?

— Oh, là, là, non, elles l’effraient, car c’est la voix du ciel.

— Vous brûlez beaucoup de sorcières ?

— Assurément et j’en suis fier. J’en suis à plus de mille.

— Comment expliquez-vous qu’il y en ait tant ?

— Le Diable les investit dès l’enfance.

— Dès l’enfance, dites-vous ? Vous êtes sûr, Nicolas ?

— Quand je siège dans une ville, j’ai des exemples quasi quotidiens d’enfants sorciers. Comme je vous l’ai enseigné, les enfants qui naissent des amours d’un incube et d’une femme sont marqués, dès leur venue au monde, des crimes dus à l’hérédité. Ils ont des comportements et des signes qui ne trompent pas. Ces enfants sorciers fourmillent, car le démon cherche à multiplier le nombre de ses adeptes.

— Et que faites-vous de ces enfants sorciers ?

— Je les brûle, évidemment, que voudriez-vous que j’en fasse ? Ce sont des suppôts de Satan, tous les enfants des sorcières qu’on arrête sont des sorciers.

— On comprend l’ascendant des sorciers, ils aveuglent le peuple ignorant, mais font-ils des prodiges ?

— Dois-je vous rappeler le concile d’Aquilée qui condamne, comme impies, ceux qui affirment qu’on peut changer la nature des choses voulues par Dieu le père ? Saint Augustin aussi le dénonce.

— Pourquoi se méfie-t-on de ce qu’annoncent les sorciers ? De tout temps il y a eu des oracles, et parfois des prédictions qui se réalisent…

— Je sais, quand le roi Ochozias entreprit de faire arrêter le prophète Élie par cinquante soldats, ce dernier les maudit et ils furent anéantis. Mais les prédictions des sorcières ne doivent pas être crues.

— J’ai entendu dire qu’on écoutait les sorcières parce qu’elles étaient âgées, et supposées sages. Ça me fait un peu bizarre qu’on brûle des vieux sans défense…

— Si, de fait, les femmes arrêtées pour sorcellerie sont fréquemment d’un âge avancé, c’est dès la jeunesse que le crime les a souillées. Et il faut les tuer sans se laisser apitoyer. C’est une loi très ancienne. Tacite nous dit que, pour le crime de sorcellerie, Publius Martius et Pituanius furent exécutés pour cela. Le premier fut décapité devant la Porte Esquiline, le second fut jeté du haut de la roche Tarpéienne.

— Vous avez réponse à tout, Nicolas.

— Oui, car je suis le bras de Dieu.

— Nicolas, j’ai une petite faim.

FIN de l’extrait